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L'Artiste - Une histoire de création

Il est des histoires magiques entre un artiste et une idée, un projet. 
 
Hymne_a_lamour1_2012_163.jpg
 

C'est l'histoire d'une pierre, chute triangulaire, marbre pur ramené  de Carrare. Ce caillou est resté aveugle pendant des années. Il m'encombrait à force de le déplacer .Sa présence n'était que silence.
Des idées surgissaient parfois mais elles nécessitaient à chaque fois le sacrifice d'une grande partie de la matière. Pour moi il en était hors de question ; je savais que l'origine et la beauté intrinsèque de cette pierre représentent à elles seules un trésor.
Mais une nuit, me vint au milieu d'un songe une idée ou plutôt l'Idée. Le volume du caillou se pressentait clairement en ôtant « les pointes » le plus rapidement possible.  Effacer cette mémoire géométrique du caillou.
Il fallait que ce triangle disparaisse afin de laisser naître deux corps de femmes liés et croisés dans un envol. C'était tout!
Au matin je trépignais. Tout devenait limpide, je devais aller chercher le caillou au plus vite et attaquer le travail juste pour vérifier mes supputations nocturnes.
Ainsi s'esquissait le début d'une belle, longue et grande aventure.
Dés les premiers coups de meuleuse, sous la couche de calcin, la beauté de la pierre se révèle. Il s'agit d'un très beau "bianco statuario". Marbre mythique pour tous les sculpteurs. Travailler la même pierre que Michel Ange ainsi que tous les grands est en soi magnifique. 
La texture de ce marbre est relativement "souple" à la différence de certains autres . Celui-ci réagit à tous les outils merveilleusement bien. La pierre est homogène, le grain et la densité sont parfaits. En quelques heures, ma vision de la nuit est là sous mes yeux. Le triangle a complètement disparu. Le soir même, personne ne peut plus imaginer ou deviner à quoi ressemblait cette pierre auparavant.

Cette étape étant franchie, le plus gros est sorti ,la forme générale se dessine, ne demandant qu'à être affinée.  Tout est déjà là, placé.
Le premier corps apparait très rapidement, il est très élégant.
je suis piégée.
Ma pierre ne me quitte plus.
Je poursuis mon travail plus sereinement pendant quelques semaines  je ralentis la cadence et me sens plus apaisée. Je profite de tout ce que m'offre cette si pure matière.
Il est hors de question, ni de gâcher, ni de trahir ce petit morceau d'éternité.
Elle attire mes mains, mon corps, mon esprit comme un aimant.
Puis d'autres interrogations surgissent. Le socle (la base du triangle) ne me convient pas. Trop court, trop étriqué. Les corps doivent prendre d'avantage de hauteur.

C'était il y a 4 ou 5 ans.
Ma pièce va circuler pendant quelques années entre la maison et l'atelier.
Inachevée pour cause de socle inadapté.
Dois-je enlever toute la matière sous les corps ? Tiger pour un envol total ?
Pourquoi ne pas tenter de la rallonger avec un morceau de Carrare. Je fais des essais et décide de prendre rendez-vous avec Pierre ferronnier d'art.
Réflexion, travail, rien ne me satisfait. Cela m'agace profondément.
Je l'oublie dans un coin de l'atelier.

Fin du premier épisode.

Hymne_a_lamour2_2012_172.jpg
 
Quelques années après et plus exactement en février 2012, lors du cours du mardi après midi, Juliette, une élève cherche une ardoise pour un nouveau projet. Notre œil est attiré par un volume d'ardoise assez épais, avec des effets de déchirures sur les cotés et une marche (environ deux hauteurs de 5 cm). Nous le ramenons à l'atelier et nous le regardons tous ensemble, l'avis est unanime. Cette ardoise est très belle, il est hors de question d'y toucher.

Depuis quelques minutes mon esprit est ailleurs : mon marbre sur cette pierre est une évidence.
Essai concluant immédiat. Je sais pourtant au fond de moi que cette ardoise n'est qu'un prétexte car j'ai bien conscience d'avoir atteint le moment opportun pour me remettre à travailler ma pièce.
Notons que depuis un certain temps mes élèves n'ont eu de cesse de m'interroger à propos de cette pièce oubliée. J'ai, à plusieurs reprises tenté d'expliquer pourquoi elle restait inachevée à cause sans doute de la perplexité constante à lui trouver un socle.
Je sais que l'on peut optimiser le potentiel d'une pièce, la transcender ou à l'inverse la désintégrer par un choix malheureux. Là encore il est question de trouver un équilibre sans savoir tout en sachant ce que l'on cherche !!! Introspection instinctive : perception de tendre vers ; Savoir ce qu’il manque sans pouvoir l’exprimer mais le ressentir très fort au plus profond de soi.
Je viens d'enclencher le magnétisme. L'ensemble fonctionne mais il faut retravailler le socle du marbre et chercher l'harmonie.
En quelques heures rien n'est plus fort autour de moi, je ne vois rien d'autre, l'appel de la matière est ardent, Je perçois tout ce que je peux affiner, conquérir pour la rendre encore plus belle.
Urgence, nous redevenons aimantées, mes yeux, mes mains, mon esprit ; tout m'attire vers cette magnifique "prise de tête".
Je vis au rythme d'une idée en fusion. Je dors, mange peu et mal. Peu importe, nous faisons corps. Je dois vaincre les dernières difficultés. Je vais devoir lutter avec obstination .
Nous sommes à l'apogée de l'hiver. Il fait très froid dehors, les températures à l'atelier sont glaciales.
Je décide de m'installer sur la table de la cuisine ; Je ne vois qu'elle, je ne pense qu'à elle. J’obtiens tous les jours un peu plus d'élégance.
Le deuxième corps n'est pas encore très travaillé tant l'autre accroche l'œil. Ma quête a évolué avec les années. Je ne m'autorise aucune indulgence. Mon exigence est à la hauteur de mon combat. Je cherche, je déplace les volumes, j’enlève, je rajoute. Le deuxième corps commence à me fasciner.
Loin d'être abouti, sans matière, je le rendrai plus beau que le premier.
Je travaille d'arrache-pied, jour après jour, je gagne.
Je n'ai plus de marge d'erreur dans mes choix.
C'est fusionnel, passionnel, je suis amoureuse de ma pièce.

Hymne_a_lamour3_2012_173.jpg
 

Les vacances de février approchent, une semaine de stage est prévue depuis longtemps et je dois me convaincre d''oublier ma pierre quelques jours afin d'être disponible pour mes élèves. Le week-end précédent je travaille sans relâche pour avancer. Je vais devoir me séparer d'elle pendant quelques jours. Juste la regarder et constater l'ampleur du travail restant.
Je triche, je travaille le matin jusqu'à l'arrivée de mes élèves.
Je la ramène à la maison car dès que mon regard se pose sur elle je suis happée. Provisoirement placée, installée sur le meuble à droite de la télévision; aucune image n'est plus forte que ma pièce.
Le crayon est mon principal outil. Je passe des heures à regarder, effacer, retracer.  
Elle m'hypnotise.
Ces moments de grâce sont d'une rare intensité. Ils ouvrent la porte à un sablier d’éternité.
Petite parenthèse jubilatoire.
Je me fais plaisir : maîtrise parfaite d’une réduction ou d’une augmentation mammaire !
Pour les néophytes : en sculpture, pour créer un point haut, il faut d'abord aller chercher un point bas ; Une ombre crée un volume. Cela étant dit : si j'ai un sein bonnet B et l'autre bonnet C préférant le plus gros il faut donc donner plus de volume au petit. Je vais donc déplacer la matière. En baissant la cage thoracique je récupère de la hauteur et autant de diamètre souhaité. Il en est de même pour tous les autres volumes : si je raccourcis la fesse, je rallonge le buste ; un bras sans épaule va, avec une petite ombre, en avoir une.
Créer des effets de plein avec du vide, de matière sans matière.
Montrer à l'œil quelque chose qui n'existe pas.
Cette imperceptible fausse ombre envoie un message à l'œil que le cerveau rectifie immédiatement. Un de mes professeurs disait que l'objectif était de satisfaire l'œil.
Un gros défaut anatomique est "absorbé" par l'œil dans un ensemble harmonieux. Ce sein exagérément gros et trop à l'extérieur était présent dés le début. J'ai eu beau le pousser et le réduire, il n'a jamais voulu reculer. Je savais sans pouvoir le verbaliser que ce volume était parfait en accord avec le coté athlétique du personnage renforçant l'élan.
La sculpture sur pierre est une gymnastique intellectuelle toujours fascinante après des années.
J’aime à croire qu'il est désormais acquis pour chacun que : c'est par soustraction que l'on rajoute.  Adaptation permanente de l'esprit à la matière.
Le temps est indispensable et indissociable à toute création en pierre. Corps à corps épuisant, mais en tous sens réjouissant.
Les étapes, ses contraintes imposent un réel combat. L'évolution lente permet la maturation de l'idée comme une nécessaire adaptation de l'esprit au message du caillou. Fameux messages évoqués parfois à l'atelier comme étant de nouveaux points de départ afin d'aller toujours plus loin. De nombreuses expériences à l'atelier sont là pour en témoigner. La "casse" permet "presque" toujours d'aller vers un projet plus abouti.
Je touche au but et j'ai peur, il va falloir prononcer le mot FIN.
C'est insupportable j'ai l'impression que l'on m'arrache une part de moi même. Mon enthousiasme et mon euphorie laissent place à une tristesse infinie, un vide abyssal, un état mélancolique. Je dois lâcher mon bébé. C'est très violent : passer de tant de plein à tant de vide.
Renoncer à cette lancinante obsession quelque part délicieuse.
Mais c'est aussi mettre un terme à cette effervescence intellectuelle consistant à aller chercher des "quarts de millimètres" illisibles et invisibles à tout autre œil que le mien (sauf peut-être pour celui de mon ami Rémi expert en la matière). Je m'évertue à chercher ces lignes et ces courbes parfaites. A la chasse au point bas, aux traits d'outils malheureux. N'admettre ni tolérer aucun "à peu près"... la discipline du millimètre. Tous les gestes doivent être justes et rigoureux.
Cette recherche me remplit et me fascine; moments de bonheur absolu car lorsqu'on cherche on finit par trouver. M'approcher toujours plus prés de « ma » perfection.
Il appartient à chacun de trouver son propre langage.

Sortir de ma bulle pour me replonger dans ma vie, celle là même que j'ai mise entre parenthèse pendant quelques semaines.
Je ne suis pas encore prête ; écrire me permet d'en sortir moins brutalement.

« Une sculpture n’est pas un objet, c’est une question, une interrogation, une réponse »
Giacometti

Ma pierre m'a simplement donné ce que j'ai su lui soustraire à force de patience et de douceur.
Elle m'a offert la plénitude de mots d’amour qui s’écrivent dans la pierre et résonnent dans les cœurs .
Ces seuls mots donnent enfin un sens à cette quête effrénée.
Elle aurait pu s’intituler « corps à corps » 
                              « Hymne à l’amour » sera le mot de la FIN

Hymne_a_lamour4_2012_176.jpg
 
 

Date de création : 02/04/2012 17:57
Dernière modification : 10/04/2012 09:51
Catégorie : L'Artiste


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Réactions à cet article


Réaction n°16 

par vero le 07/02/2013 14:04

Evidement ce texte à une plus grande emplitude après la rencontre avec ma créativité via un sublime stage à " l'atelier st-jean " en janvier 2013 .Meme si les émotions d'Anne à travers son oeuvre de Carrare sont merveilleusement bien posées sur le papier; ce qu'elle ne peu dire c'est comment nous ses élèves d'un jour , d'un stage ou à l'année sont privilégiés de son expérience en toute humilité .Anne fait partie de ces gens simples qui comme à écrit puis chanté JJ G... il (elle) changeait LA VIE .Voilà cette chanson est ma dédicace pour Anne et son écrin  " Merci de tout mon coeur." Véro .

Réaction n°15 

par pascale le 07/05/2012 09:44

La merveilleuse histoire de ta création résonne d’autant plus que même si tu nous as parlé de ton obsession de trouver le « bon socle » je ne pouvais pas imaginer à quel point cela devait bouillonner dans ta tête cette urgence à faire dès que « 1’idée » est là, cette crainte de donner le coup de trop, cette humilité face à la pierre et la peur de mettre le mot FIN.
C’est vraiment impressionnant et c’est très beau. Quelle fusion entre toi et ton œuvre … il me tarde de la voir de visu pour mieux apprécier tous les volumes et détails que tu décris ... et surtout me laisser porter par l’émotion.
Pascale (une élève de février)

Réaction n°14 

par maga le 05/05/2012 09:00

Tes mots sont justes pour décrire le relation que l'on peut vivre avec la pierre et ses possibilités. Ne t'arrete pas...k


Réaction n°13 

par roger le 12/04/2012 19:31

Heu... Je suis inquiet.  Je m'interroge, moi qui n'est qu'une seule et première matinée, une première leçon.Dois-je poursuivre? Car enfin tu t'es faite coincer. Prisonnière pendant au moins quatre ans . C'est de la délinquance artistique.Ou alors une pathologie, quasiment une aliénation.Tu étais dedans, dehors, tu étais TON oeuvre, Elle était toi. c'était fusionnel, tu le dis toi-même. Et tu nous dis que tu veux montrer l'inexistant, en revisitant les volumes ici, là, partout !!! Ouaf,  Je n'imagine même pas jamais avoir de telles (non)visions.
J'hésite. Reviendrais-je mardi prochain voir ce petit bout d'Anne qui nous épate?Oui sûrement.Bravo Anne. A très bientôt.

Réaction n°12 

par nono1222 le 11/04/2012 22:48

bonsoir Anne que c est beau ! et le mot est faible ....il me tarde de la voir de la toucher ! c est magnifique accompagne d un superbe texte ! bravo a notre prof !!!et a tres bientot nat et no e
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Point importantUne histoire de création, Anne Célaries délivre une étonnante histoire entre elle et une pierre blanche.

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